Comment vivre dans cette société lorsque l’on est un « inadapté »?

Aujourd’hui, notre société est de plus en plus formatée. D’aucuns diront que les conventions se sont effritées pour faire place à la liberté. Or, les conventions se sont déplacées mais elles demeurent.

A notre époque, la plupart des gens voient d’un mauvais œil ceux qui vivent, qui pensent, qui sont DIFFERENTS. Et cela est d’autant plus évident dans le monde du travail. La norme serait d’avoir un CDI ; c’est ce que la plupart souhaiterait, quels que soient le salaire et les tâches à effectuer.

Oui, mais si on pose la question à un panel de personnes, « Doit-on accepter ou non un CDI ? », la plupart vous répondront « oui« . Pourquoi ? Parce que cela, soi-disant, vous apporte une certaine stabilité et vous permet de faire des projets. Cependant, personne n’a posé les questions essentielles : quel est le travail, quels sont les horaires, les contraintes, le salaire ? La personne qui doit faire ce choix se sent-elle bien dans cet environnement, est-elle satisfaite de ce qu’elle doit faire ?

Non, tout le monde semble s’en moquer. Peu importe ce que ressent le travailleur, ce qui importe est qu’il gagne de l’argent et qu’il décroche ce sacro-saint CDI.

Et la réalisation personnelle ? Et l’accomplissement ? Et la santé mentale ?

Comme si aujourd’hui, la seule chose qui importait était le porte-monnaie. Puisque je peux consommer, je suis. Doit-on être mis au ban de la société parce que l’on a d’autres rêves, d’autres ambitions ? Et ceux qui ne sont heureux que lorsqu’ils créent, qu’en fait-on ? Doit-on les priver de leur passion pour les faire rentrer dans le cadre ?

Il est évident qu’un tel choix ne se fait pas à la légère. Les contraintes matérielles existent bel et bien. Chacun a ses responsabilités et il est sans doute plus facile de se montrer exigeant lorsque l’on est libre et sans famille à charge.

Mais doit-on pour autant se montrer frileux parce que l’on a peur de ne pas être matériellement en sécurité ? Doit-on renoncer à sa santé mentale parce que la norme est de dire oui à un CDI, seul moyen d’annoncer à la face du monde que l’on est responsable et adulte ?

Il y a peut-être d’autres voies que celle du travail insatisfaisant et frustrant. Il y a peut-être d’autres voies que la société de consommation à tout va. Non pas qu’il faille renoncer à vivre ni même à bien vivre. Tout est question de priorités et de choix. Et il va sans dire que décider de suivre une voie différente de celle que tente de nous imposer notre société moderne apportera son lot de difficultés, de ralentissements et de déboires.

Mais ce qu’il y a d’insupportable, ce sont ces sous-entendus suivant lesquels, lorsque quelqu’un pense différemment, lorsqu’il estime qu’un être peut se réaliser autrement que par l’argent et l’étiquette sociale que procure un travail, alors automatiquement il appartient à la caste des non-ambitieux, des immatures, des idéalistes attardés, voire des inadaptés… Comme si pour être accepté il fallait être comme tout le monde et avoir la même vie que tout le monde.

Eh oui, lorsque l’on préfère sa passion à une pseudo stabilité, bien peu peuvent le comprendre et encore moins l’accepter.

Vivre et laisser vivre, n’est-ce pas ?

Un petit voyage en Islande médiévale?

L’Islande médiévale de Régis Boyer, aux éditions Les Belles Lettres, dans la collection Guide Belles Lettres des Civilisations, est un petit guide fort bien réalisé et très intéressant. Il présente, en moins de trois cents pages, un bon aperçu de l’Islande, des débuts de sa colonisation à la fin de l’ère médiévale. Tous les thèmes sont abordés, avec en premier lieu l’île elle-même, sa géographie, ses contraintes, et une rapide chronologie ; viennent ensuite la civilisation et l’homme islandais, à travers différents prismes, que ce soit l’art, la vie quotidienne ou les célèbres sagas.
Régis Boyer revient sur quelques fausses idées que l’on se fait généralement des Islandais et surtout des sagas. La partie sur la littérature est à la fois concise et très précise. Elle donne des pistes pour explorer plus avant les multiples récits qui nous ont été légués.
Si l’on peut reprocher son ton parfois un peu trop admiratif et grandiloquent à l’auteur, il s’apaise peu à peu, soulignant à la fois les bons et les mauvais côtés de cette civilisation.
Ce livre peut se lire d’une traite ou s’aborder par morceaux, le lecteur y piochant comme dans n’importe quel guide. Facile à lire, il fournit des notions premières qui donnent envie d’approfondir le sujet.

L’appel des arènes, le Sénégal entre modernisme et tradition

L’appel des Arènes, de Aminata Sow Fall, est un court roman, d’une écriture simple, qui peut être lu autant par les enfants que par les adultes. A travers l’histoire d’un pré-adolescent qui rencontre des difficultés à se concentrer sur ses cours lorsque retentissent les tam-tam des arènes, l’on pénètre un Sénégal à la fois moderne et traditionnel, qui a parfois bien du mal à se situer entre les deux. Les personnages sont soit ancrés dans les traditions soit acculturés après un séjour en Europe. La question qui se pose est celle de la personnalité : peut-on choisir ce que l’on veut devenir? Ne se perd-on pas lorsque l’on renonce à ses racines? Peut-on réellement être heureux lorsque l’on renie ce que l’on est?
Le père de Nalla parviendra, en oubliant ses préconçus et en renouant avec ses racines, à retrouver un bonheur qu’il avait perdu. Lorsqu’il se retrouve dans les arènes pour assister à la lutte, il comprend qu’il était vain de vouloir laisser derrière lui ce qu’il est, et que la lutte n’est pas un signe de barbarisme mais plutôt un moment de rencontre et d’exaltation, auquel participent autant les blancs que les noirs. Il voit ainsi tomber les idées erronées qu’il s’était forgées et renoue avec une part de lui-même qui commençait à lui manquer.
Ce livre dépeint également la société sénégalaise telle qu’elle se rencontre aujourd’hui, avec son éventail de personnalités, de superstitions et de beautés.
Un livre intéressant pour une première approche littéraire d’un pays.

The reader : société et responsabilités

The reader est un film magnifique, à plusieurs degrés de lecture. Le spectateur, à travers les personnages, est amené à s’interroger non seulement sur lui-même, sur ses propres perceptions et sa morale, mais aussi sur la société et ses écueils. En effet, l’être, bien qu’individuel, ne peut se faire lui-même, il est avant tout le produit de sa société, couplé à son expérience personnelle.
La question que pose The Reader est celle de la responsabilité, dans tous les sens du terme. De la responsabilité de la société envers ses membres et de la responsabilité d’une personne en tant qu’être humain.
L’histoire commence par une histoire d’amour, vers la fin des années 1950, qui se termine brusquement et sans explication. Quelques années plus tard, alors étudiant en droit, Michaël, le héros, se rend à un procès contre d’anciennes SS et découvre, atterré, le visage de la femme qu’il a aimée parmi ceux des accusées.
Ce procès nous montre d’abord que la justice n’est pas juste, qu’elle est juste humaine et que dès que le facteur humain entre en jeu, il y a manipulation, mensonge, et erreur. En effet, personne ne connaît le secret de Hanna, l’ancien amour de Michaël : Hanna est analphabète. Si ce fait avait été connu, le procès se serait déroulé autrement. Mais les jurés ne cherchent guère plus loin que ce qu’ils voient. Hanna dérange, parce qu’elle est elle-même, parce qu’elle dit la vérité et ne se soumet pas au jeu des apparences. Quoi qu’elle ressente, elle ne le montre pas et ne se cache pas. Pour elle, il était logique, à l’époque, d’agir comme elle l’avait fait et elle ne le nie pas. Tandis que ses co-accusées jouent sur tous les tableaux. En définitive, la personne la plus morale des accusées est celle qui est condamnée le plus durement par le système. Parce que ses actes ne sont pas hypocrites mais manquent du vernis que les juges attendent d’une condamnée pour de tels crimes.
Le procès pose également ce problème : comme le dit l’un des maîtres de Michaël, la société n’est pas fondée sur la morale, mais sur la loi. La loi telle que l’établissent les hommes prévaut. Hanna servira d’exemple. Elle est condamnée, certainement parce que tous, quelque part, se sentent coupables, et qu’à travers elle on punit cette société qui n’a pas su réagir et se rebeller pour défendre le « bien ».
Au niveau sociétaire, ce film est une véritable dénonciation. En effet, il est facile de retrouver quelques gardiennes et de les faire passer en jugement. Mais ces gens qui jugent, où étaient-ils à la même époque ? Que faisaient-ils ? N’est-il pas absurdement simple de montrer du doigt quelques personnes sans remettre en cause son pays, ses parents, son Etat ? Hanna n’est-elle pas elle-même une victime, quelque part ? Ne  sert-elle pas qu’à donner bonne conscience à cette société revenue dans le droit chemin? Si humainement ce que Hanna a fait est inqualifiable et immoral, The Reader nous montre que les considérations des sociétés dépendent du contexte. La seule considération qui ne change pas est la nôtre, car l’être humain sait normalement au fond de lui ce qui est vraiment bien ou mal quant au respect de la vie. Il est intéressant en soi de voir comment les sociétés considèrent la morale. Il ne s’agit donc ici ni de bien ni de mal mais de conformité aux règles.
A partir du procès, on s’interroge non seulement sur le bien fondé de la justice mais aussi sur les manquements de la société. Si la société avait pris en charge l’éducation de Hanna, comme l’on peut l’attendre d’une société civilisée, celle-ci aurait eu un destin différent.
Bien entendu les actes qu’elle a commis sont injustifiables. Hanna a fondamentalement toujours eu le choix. C’est là que la responsabilité personnelle entre en jeu. Jusque là, Hanna était victime des manquements de la société : elle ne savait pas lire, la société participant à son état ; mais en choisissant d’envoyer des êtres humains à la mort, Hanna a engagé son libre arbitre.
La responsabilité de Michaël entre également en jeu. Ce n’est pas parce qu’il préfère respecter le désir de Hanna de ne pas révéler son défaut qu’il se tait, mais bien parce qu’il est lâche et tourne les talons au moment où il aurait pu l’aider. De ce fait le jugement rendu est plus lourd que ce qu’il aurait dû être.
C’est en prison que Hanna apprend à lire et à écrire, grâce au héros qui lui envoie des cassettes audio de classiques qu’il lit. En apprenant à lire, Hanna ressent directement tout ce qu’elle ressentait indirectement lorsque des gens lui faisaient la lecture. Elle est en contact avec sa sensibilité, sans filtre, et si elle avait pu ressentir ainsi avant, sans doute n’aurait-elle pas commis les crimes qu’elle a commis. Elle aurait pu être touchée par des êtres humains réels plutôt que par des personnages.
Malgré ce que l’on peut croire, Hanna a véritablement réfléchi à ses crimes, mais elle sait que les regrets ne feront pas revenir les morts. C’est pour cela qu’elle lègue son argent à l’une des rescapées de la longue marche de la mort qu’elle avait supervisée. Elle sait que ses actes sont irrécupérables. Mais avant de se suicider, peut-être a-t-elle l’espoir que l’argent, quelque part, aidera, comme elle n’a su aider à cette époque de sa vie.
Il n’y a d’ailleurs pas que Hanna qui apprend de ses erreurs : le héros également apprend, il apprend grâce à elle que tant qu’il se coupera des autres il ne pourra que souffrir. En ce sens, la mort de Hanna, bien que terrible pour lui, lui montre qu’il doit aller vers ceux qu’il aime et s’ouvrir à eux, avant de les perdre. Le temps perdu ne se rattrape pas.
Le pardon est difficile à obtenir. Peut-être ne sera-t-il jamais donné. Mais pour qu’il le soit, il faut que les responsabilités soient assumées. C’est en ceci que Hanna s’est libérée de ses crimes. Et que Michaël s’est libéré du fardeau des murs qu’il s’imposait.

La ferme des animaux, naissance et détournement d’une idéologie

La ferme des animaux est un roman de George Orwell, l’auteur de 1984, qui présente, dans cette œuvre, la naissance et la dépravation d’une pensée ainsi que de la société qu’elle entraîne.
Dans la ferme de M. Jones, le cochon Sage l’Ancien a rêvé la liberté pour les animaux. Il leur expose son idée, son rêve d’émancipation, une ferme où les animaux, tous égaux, travailleraient de concert pour s’assumer et subvenir à leurs besoins. Tous seraient égaux et partageraient le fruit de leur labeur. Le cochon édicte une liste de sept commandements qui deviennent les commandements de la révolte.
Sage l’Ancien meurt quelque temps après son discours, mais la graine est plantée. Les cochons Napoléon, Boule de Neige et Brille-Babil peaufinent la nouvelle pensée : l’Animalisme. Menés par Napoléon et Boule de Neige, les animaux se révoltent contre M. Jones et le chassent de la ferme. Les commandements sont écrits sur l’un des murs et une chanson révolutionnaire sert de ralliement et de cri de joie.
Les animaux reprennent la ferme à leur actif et travaillent dur. La production augmente, les animaux consomment le surplus, ils sont mieux nourris et profitent de leur labeur. Le travail physique les éreinte mais chacun participe en fonction de ses capacités physique. L’Animalisme semble avoir gagné, établissant une société de partage et d’entraide.
Malheureusement, comme toute bonne idée, celle de Sage l’Ancien est peu à peu pervertie. Les cochons prennent le pouvoir mais les animaux ont encore le droit de parole. Il y a débat chaque dimanche pour décider de ce qui sera fait et les autres animaux participent à la prise de décision. Le vote est roi. La liberté est sauve.
Les cochons, petit à petit, commencent à s’approprier des choses : c’est d’abord le lait qui, sous prétexte d’être indispensable à la survie des cochons, leur sera réservé ; ce sont ensuite les pommes, pour les mêmes raisons. Les cochons réfléchissent, planifient, et en tant que tête ne participent plus beaucoup à l’entretien de la ferme. Et Brille-Babil tire toujours une bonne explication de ses sabots pour justifier le pourquoi du comment.
Mais Boule de Neige et Napoléon, qui dirigent les réunions, ne s’entendent pas : ils s’opposent continuellement. Un beau jour, Napoléon parvient à chasser Boule de Neige. Et c’est le début de la fin de la belle société. Les animaux ne sont plus égaux, même s’ils continuent de croire le contraire. Alors que Sage l’Ancien voulait une société sans l’argent des hommes, Napoléon tord les premiers commandements et vend les productions de la ferme. Il réduit les portions des animaux. Chacun des commandements est bafoué, Brille-Babil étant le porte-parole des modifications, réécrivant ces derniers de nuit, rajoutant une suite qui justifie les actes de son chef. Des bruits, toujours contradictoires, sont lancés. Les rumeurs courent. Dès qu’une catastrophe se produit dans la ferme, c’est la faute de Boule de Neige, des traces de ses sabots sont même retrouvées aux alentours. Boule de Neige est un traître. L’histoire est réécrite : Boule de Neige, qui s’illustra grandement lors de la révolte des animaux, voit son rôle diminué, jusqu’au moment où il est changé en traître couard. Les animaux baissent la tête, acceptent, subissent, car ils ne veulent pas, bien entendu, que M. Jones revienne.
La ferme des animaux est un magnifique ouvrage, montrant la déviation d’une idée qui, au départ, aurait pu améliorer la condition des êtres. Orwell nous montre que dès qu’il y a un groupe, il y a des ambitions, des désirs et donc des exactions. Les premiers temps de la ferme des animaux réussissent, lorsque le souvenir de M. Jones est encore vivace, lorsque le discours de Sage l’Ancien est encore frais. Mais le temps passant, les cochons prennent le pouvoir, et lorsque le pouvoir entre en jeu, l’injustice, l’asservissement, les détournements également.
La manière dont la situation dévie peu à peu est remarquablement bien rendue. Le lecteur se met à la place des animaux, il comprend leurs réactions. Il peut s’insurger parfois, se demander pourquoi ils ne remettent jamais en cause ce qu’on leur dit, pourquoi ils ne se fient pas plus à leurs souvenirs qu’aux paroles de Brille-Babil ; malgré cela, le lecteur réalise la pression du groupe, il voit les changements qui ne manqueront pas de survenir, il sent que la dérive est proche… et il sait pourquoi les animaux ne réagissent pas. Ils sont tellement ancrés dans leur système, l’idée de départ leur apparaît toujours tellement belle et pure qu’ils ne voient pas les changements qui se font. La pression de la société est trop forte, elle les modèle, même s’ils n’en ont pas conscience. Ils sont clos dans leur monde et, sans regard extérieur, sans connaissance du monde extérieur, il ne peut y avoir de remise en question. D’ailleurs, ceux qui protestent sont peu à peu éliminés. Brille-Babil étouffe toute pensée différente dans l’œuf.
Les animaux sont dominés, acceptent leur situation sans se plaindre et fournissent aux cochons toutes leurs richesses. Et le système, dévoyé, trahit les siens :  lorsque l’animal devient inutile, il est supprimé. Les animaux sont arrivés loin du rêve de départ, de ce carré de terre où les animaux âgés prendraient leur retraite après avoir aidé à bâtir la ferme.
Lorsque le système trahit les siens, il n’y a pas de retour en arrière possible. Plus rien ne subsiste des idéaux primitifs. L’Animalisme n’existe plus. Les animaux ont créé une société pire que celle dans laquelle ils vivaient auparavant et, surtout, ils n’ont pas le courage de se révolter contre les leurs.

L’homme tombé du ciel de Walter Tevis, une autre analyse de notre société

L’homme tombé du ciel nous conte l’histoire d’un être, humain mais non homme, débarquant sur Terre afin de sauver ce qu’il reste de sa société et de ses compagnons.
Nous apprenons petit à petit, à travers son regard, que ces êtres sont technologiquement très évolués mais que des guerres intestines les ont décimés et leur ont fait perdre l’énergie nécessaire à leur technologie. En désespoir de cause, et après avoir étudié de longues années les morceaux télévisés qu’ils recevaient de la Terre, ils décident d’y envoyer l’un d’entre eux.
Newton l’Anthéen se retrouve donc sur Terre, où il doit apprendre à s’adapter, d’abord à la gravité un peu trop forte pour lui, ensuite à la société et aux êtres humains, dont les rapports sont bien différents de ceux qu’il pensait rencontrer suite à son visionnage télévisuel. Il suit le plan préétabli par les siens tout en gagnant de l’importance et de l’argent. Mais il se sent seul, isolé, perdu au milieu de gens qui ignorent ce qu’il est véritablement et qui ressentent différemment. Il en vient à se demander s’il va réellement suivre le plan qui doit faire venir les siens sur Terre, mais surtout qui vise à empêcher les êtres humains de se détruire – car les siens ont prévu une guerre semblable à celle qui fit choir leur civilisation et qui éradiqua la plupart des habitants de leur planète. Désirant empêcher cette destruction qui ne verra pas seulement mourir l’humanité mais aussi la planète et sa biosphère, Newton se doit de terminer le vaisseau spatial qui ira chercher les siens et les ramènera sur terre. Le temps leur est compté, puisque l’instant crucial ne doit pas être atteint avant que les Anthéens ne débarquent. Si le plan peut être respecté, les Anthéens infiltreraient le gouvernement et sauveraient la Terre.
Malheureusement, même les meilleurs plans ont une faille. Des morceaux de films et d’émissions télévisées ne sont pas suffisants pour décrire en profondeur une société. C’est-ce que comprend Newton, hélas trop tard. Il découvre sur place la complexité des sentiments et des rapports humains et réalise qu’il demeurera toujours un étranger. Désire-t-il réellement infliger cet exode à tout son peuple? Désire-t-il réellement infliger cette douleur d’adaptation, cette douleur physique également, à ses enfants et à sa femme? Peut-il conserver sa personnalité d’origine ou l’influence de cette nouvelle société le modifiera-t-elle?
Mais la grande question que pose ce roman, et la plus importante, est la suivante : l’humanité mérite-t-elle d’être sauvée?
Nos comportements peuvent déterminer notre futur. Les actes de nos dirigeants sont ceux qui nous sauveront – ou nous condamneront. Notre survie dépend de notre manière de considérer et de traiter celui qui est perçu comme « l’étranger ».
Ce roman est un très beau roman, émouvant, qui donne à ressentir et pose, à la manière élégante et délicate de Walter Tevis, des questions essentielles. Le lecteur parvient totalement à s’identifier au héros alien. D’ailleurs, il ne faut pas nécessairement être un alien pour éprouver ce que Newton éprouve. Chacun pourra se reconnaître dans cette oeuvre et reconnaître les travers de notre société, qui sont une fois de plus fort bien décrits. Avec, au final, cette même question, l’humanité mérite-t-elle d’être sauvée? Et, surtout, ne se condamne-t-elle pas elle-même?

Femmes dans les arts d’Afrique au Musée Dapper

Jusqu’au 12 juillet 2009, le musée Dapper présente une exposition sur le sujet « femmes ». Quel est le regard porté sur les femmes dans les différentes sociétés africaines? Comment nous est rendu ce regard par les œuvres, que nous apprend-il sur ces mêmes sociétés et sur la place de la femme dans ces sociétés?
L’exposition tente de répondre à ces différentes questions au travers des objets présentés. Les pièces nous renseignent en outre sur ceux qui les ont réalisées, autant sur la pensée (face à la représentation idéalisée du corps) que sur les réalités quotidiennes (comme ces cuillères soigneusement sculptées attribuées aux meilleures cuisinières, pour que toutes les jeunes filles les prennent en exemple). En visitant l’exposition, l’on s’aperçoit qu’en fonction du groupe ethnique, la femme n’a pas les mêmes accès ni les mêmes possibilités. Mais son rôle est cependant partout le même : mère, elle est celle qui donne naissance à de nombreux enfants, participant ainsi à l’expansion de la communauté.
Les œuvres retracent les différentes étapes de la vie, de l’enfance où la petite fille est préparée à son futur rôle de mère, à la ménopause où la femme atteint la maturité et peut être à la fois bénéfique, car source de conseils, et maléfique, puisque ne pouvant plus enfanter la communauté craint qu’elle n’use de ses connaissances pour enrayer la fertilité des autres femmes.
Les œuvres, pour la plupart, sont sur de hauts présentoirs, protégées par des vitrines de verre. Il est possible d’en faire le tour et d’admirer les objets sous toutes les coutures. De petits miroirs sont même disposés à l’intérieur de certaines vitrines lorsqu’il est impossible de les contourner. Le visiteur peut ainsi contempler le derrière des pièces, qui peut être aussi intéressant que le devant. En effet, de nombreuses statues africaines comportent autant de détails, tel un enfant ou des scarifications, sur l’arrière que sur la face. Pour les oeuvres un peu plus grandes ou plus larges, masques ou poteaux tronqués, un espace en léger arc de cercle a été aménagé le long des murs. Le recul nécessaire est fourni par un léger soubassement qui empêche le visiteur de s’approcher trop près.
Les lumières sont tamisées et mettent parfaitement en valeur les pièces. Il est très agréable de se promener dans cet espace feutré et de flâner entre les présentoirs.
Les panneaux explicatifs sont soigneusement rédigés, ni trop nombreux ni trop peu nombreux. Ils vont à l’essentiel tout en restant simples. Le fil directeur de l’exposition est toujours très bien suivi.
Comme d’habitude, l’accueil est discret mais chaleureux, ce qui ne fait que rendre la visite plus agréable.
Les catalogues d’expositions sont très complets, explicites, bien réalisés, et ce pour des prix moindres. De par la qualité des titres, la librairie, en sous-sol, vaut le détour.
Le musée Dapper est donc un excellent musée sur l’art africain qui mérite d’être visité. Il est rare que des expositions soient aussi bien faites.

Les Noces Rebelles, société et pression

Jusqu’où la pression de la société peut-elle nous entraîner?
Telle est la question, entre autres, que posent les Noces Rebelles. Le titre anglais, Revolutionary Road, parle plus que sa traduction. La route de la révolution… n’est-ce pas cette même révolution qui oppose l’être à la société? Les désirs personnels à la pression du tout?
Les Noces Rebelles prennent place dans les années 1950. Tout est conventionnel et les hommes se plient à cette convention : il faut se lever tous les matins pour un boulot que l’on trouve idiot et sans perspective, il faut avoir une maison propre et accueillir les voisins lorsque ceux-ci décident de vous rendre visite, il faut coller, en un mot, à l’étiquette du quartier. Mais que fait-on lorsque le bonheur ne dépend plus des biens matériels? Que fait-on lorsque nos aspirations nous portent ailleurs, nous mènent à voir autrement, et donc à désirer autre chose?
C’est-ce qui arrive à April Wheeler, l’héroïne du film. Franck, son époux, n’est pas beaucoup plus heureux qu’elle. Il se plie à ce que la société attend de lui. Il étouffe sous le quotidien tandis que ses rêves s’étiolent. C’est April qui les ravive, qui fait renaître en lui l’idée d’une autre vie – pas spécialement plus facile, non, mais moins vide de sens. Une vie où quelques sacrifices mènent à la satisfaction totale – au bonheur.
D’ailleurs, lorsqu’ils rencontrent le fils soi-disant « dérangé » de l’une de leurs voisines, c’est lui qui semble le plus à même de les comprendre. Leur entourage, leurs voisins, leur pseudo amis, ne comprennent pas que l’on puisse rêver d’autre chose. Ils ne comprennent pas, en définitive, que l’on puisse rêver et penser autrement que cette manière formatée de penser que leur impose la société. Sont-ils plus heureux, ces voisins? Non, ils ne le sont pas. Mais peut-être ne savent-ils pas qu’une autre vie existe. Leur réaction est sans appel : lorsque Franck et April leur annoncent leur départ pour Paris, autrement dit pour un renouveau, ils ont peine à sourire. Ils demeurent sur leur réserve, considérant ce départ comme une folie. Projet ô combien immature à leurs yeux! O combien irréaliste! Comme si devenir adulte signifiait renoncer à son droit de vivre comme on le souhaite.
La société s’impose à eux : il faut être heureux au milieu de son petit pavillon de banlieue. Le quotidien s’impose lui aussi. A-t-on encore le droit d’avoir le choix?
Car c’est à cela que le film se résume: a-t-on le droit de choisir? Et la réponse est oui, mais encore faut-il en avoir le courage et la force. Encore faut-il avoir la force de faire face au monde. Et, lorsque l’on est marié, il faut avoir l’appui de son conjoint.
Lorsqu’une opportunité alléchante se présente à Franck, il renonce. Le matériel a repris le pas sur les désirs. Si Franck peut se contenter de ce qu’il a, ce n’est pas le cas d’April : elle est prisonnière d’une vie à laquelle elle n’a jamais aspiré. Elle voudrait s’évader mais son dernier espoir de le faire s’envole avec le nouveau poste de Franck et ce troisième enfant qui se développe en son sein. La réalité la broie. Elle ne peut concevoir de vivre cette même vie sempiternellement. Elle décide de prendre la seule porte de sortie qui lui reste encore. La banalité du quotidien a raison de leur couple.
En d’autres temps, si sa force avait été autre, peut-être aurait-elle pu choisir une autre voie. Mais les choix ne sont pas forcément ceux que l’on croit et pour les faire, il faut parfois plus de force qu’un être n’en possède. C’est-ce que suggère John, le « fou » : peut-être en définitive n’a-t-on que ce que l’on mérite, si l’on n’a pas la force de se rebeller. De se « révolutionner », en somme.
Les Noces Rebelles soulignent un autre fait d’importance : on ne vit pas sa vie seul. On la vit avec le regard des voisins, des relations, des connaissances. La pression de l’entourage prend alors tout son sens. C’est ainsi que l’on finit par vivre une autre vie que la sienne. Les voisins, loin de se réjouir du départ des époux Wheeler, le critique, soulignant son improbabilité et sa folie. Les gens ne sont jamais satisfaits de vos réussites ni de vos bonheurs. Plutôt que de soutenir et d’encourager les Wheeler, ils se montrent sceptiques, peu enclins à les supporter. Comme si le bonheur des autres était trop difficile à accepter, à voir, à encaisser. Car, après tout, cette possible fuite ne leur renvoie-t-elle pas à la figure ce qu’est leur propre existence? Et la blessure ne sera-t-elle pas irréparable si les Wheeler réalisent vraiment leur projet?
C’est là que le « fou » intervient encore: c’est le seul à comprendre leur démarche et à leur dire qu’ils ont raison de tenter leur rêve, comme s’il était le seul à accepter que le bonheur soit possible pour les autres à défaut de l’être pour lui. Faut-il être différent pour envisager d’autres angles de vue? Faut-il être différent pour connaître la valeur de l’existence? Peut-être faut-il en effet être mis au ban de la société pour se moquer enfin de ce que pensent les autres.
La société a raison de ses membres : elle parvient toujours à les remettre dans le cadre qui fait d’elle ce qu’elle est. April en est la victime.